Lorsque vous ou un de vos proches se sentent anxieux, comment réagissez-vous ?
Selon Tracy Dennis-Tiwary, professeure à la City University de New York, c’est à ce moment clé que beaucoup d’entre nous commettent une erreur. Face à cette tension, ou au malaise de nos enfants, nous nous dépêchons de faire tout ce que nous pouvons pour faire disparaître ces sentiments. Nous pouvons nous rassurer sur l’avenir, prendre notre smartphone ou nous dire qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter.
Mais en agissant ainsi, nous passons à côté de l’information et de la motivation contenues dans l’anxiété, explique-t-elle. L’anxiété nous indique que nous nous préoccupons de l’avenir et que nous voulons qu’il se déroule d’une certaine manière. En réalité, l’anxiété libère de la dopamine, qui nous pousse à rechercher des récompenses et à prendre des mesures pour obtenir l’avenir que nous souhaitons. Nous pouvons par exemple étudier davantage pour un examen, prévoir un contrôle chez le médecin ou consacrer plus de temps à notre relation.
« L’émotion de l’anxiété n’est pas brisée ; c’est la façon dont nous y faisons face qui est brisée », écrit Dennis-Tiwary dans son nouveau livre Future Tense : Why Anxiety Is Good For You (Even Though It Feels Bad).
Dacher Keltner, directeur fondateur du Greater Good Science Center et animateur du podcast The Science of Happiness, a récemment interviewé Dennis-Tiwary pour un épisode consacré à la science de l’anxiété : pourquoi nous la comprenons mal, comment elle nous est bénéfique et comment la gérer efficacement.
Dacher Keltner : Votre livre suggère que nous abordons l’anxiété de la mauvaise manière. Parlez-nous-en.
Tracy Dennis-Tiwary : L’un de mes principaux objectifs dans ce livre est d’amener les gens à prendre du recul par rapport aux hypothèses qu’ils ont sur l’anxiété, et à être suffisamment curieux pour entendre une histoire différente de celle qu’ils ont l’habitude d’entendre.
Personne n’aime l’anxiété ; elle est désagréable. Et pour de nombreuses bonnes raisons, nous pouvons supposer que tout ce qui est mauvais n’est pas bon pour nous. Nous, psychologues, avons fait partie de cette histoire. Si l’on se sent mal, traitons-le comme une maladie. Qu’est-ce que cela signifie ?
Cette histoire de maladie nous dit qu’il faut la prévenir, l’éradiquer et l’éviter. Elle nous dit également que ces mauvais sentiments sont un signe d’alerte. Ce sont peut-être des dysfonctionnements ou des échecs du bonheur et de la santé mentale, et nous devons donc y remédier.
Le problème, c’est que cette histoire nous rend plus anxieux à propos de l’anxiété et nous incite à faire des choses inutiles pour y remédier, comme l’éviter ou la supprimer.
Pourtant, plus nous exerçons de pression sur les émotions, plus elles reviennent, et plus elles sont intenses. Les émotions ne sont pas un interrupteur que l’on allume et éteint ; il existe un spectre et nous possédons des compétences en matière d’émotions. Lorsque nous considérons l’anxiété comme une maladie, nous devons nous tourner vers cette expérience pour acquérir les compétences nécessaires pour y faire face.
DK : Pourquoi ne parlons-nous pas des aspects positifs de l’anxiété ?
TDT : En tant que professionnels de la santé mentale, nous sommes convaincus que la médicalisation de l’anxiété a apporté davantage de bienfaits que de maux. Je pense que c’est avec les meilleures intentions du monde que nous avons adopté le modèle médical.
Mais en en faisant une maladie, nous avons utilisé la mauvaise métaphore. Nous ne pouvons donc plus faire la différence entre des troubles anxieux distincts et l’expérience humaine de l’anxiété. Nous avons donc perdu la nuance, la granularité émotionnelle. Nous avons perdu l’idée que la santé mentale ne se résume pas à l’absence de souffrance ou d’inconfort émotionnel, mais qu’elle consiste plutôt à accepter la souffrance émotionnelle et à la traverser plutôt que de l’éviter.
DK : Nous utilisons souvent le mot « anxiété » pour désigner des problèmes cliniques, comme « je me sens anxieux », ou pour parler d’anxiété climatique. Comment le définissez-vous ?
TDT : L’anxiété est une appréhension nerveuse face à un avenir incertain. C’est vraiment important. Je voulais m’appuyer sur cette distinction, car l’anxiété est souvent confondue avec la peur. Nous supposons donc qu’elle fonctionne de la même manière : elle déclenche la lutte ou la fuite.
Or, le problème de la peur est qu’elle n’a rien à voir avec l’avenir. La peur est le sentiment qui nous enracine dans l’instant présent lorsque nous sommes confrontés à un danger, comme un couteau sous la gorge. Elle nous prépare donc à réagir de manière très utile dans l’instant.
L’anxiété, parce qu’elle n’a rien à voir avec le moment présent, nous transforme en voyageurs mentaux dans le futur. Nous devons utiliser l’une des grandes réussites de l’évolution humaine : la capacité à simuler l’avenir, c’est-à-dire quelque chose qui ne s’est pas encore produit, et garder à l’esprit que quelque chose de mauvais peut arriver, mais que quelque chose de bon peut aussi se produire. C’est comme attendre les résultats d’un examen médical : vous pourriez avoir un cancer, mais vous pourriez aussi ne pas en avoir.
En termes d’information, l’anxiété nous dit qu’il y a de l’incertitude, mais elle nous prépare à naviguer dans cette incertitude, à éviter le désastre et à transformer les possibilités positives en réalité. C’est ce qu’elle nous incite à faire. Elle peut donc être protectrice, mais elle est aussi très productive.
DK : Comment placez-vous cela dans un cadre évolutionniste ?
TDT : Le troisième livre de la théorie de l’évolution de Charles Darwin s’intitule « L’expression des émotions chez l’homme et les animaux ». L’idée de base est que lorsque quelque chose nous fait nous sentir mal, c’est pour attirer notre attention. L’anxiété nous empêche de l’ignorer.
J’adore l’analogie du détecteur de fumée. Le détecteur de fumée se déclenche dans votre maison. Nous pourrions simplement mettre des bouchons d’oreille ou aller dans une autre pièce, mais nous ne le faisons pas. Nous ne le prenons pas nécessairement comme un appel à la panique, mais comme un appel à l’investigation.
L’anxiété vous dit que vous avez un avenir incertain et que vous vous en souciez, car vous ne pouvez pas l’ignorer et vous devez enquêter.
Lorsque vous considérez l’anxiété comme une information à laquelle vous devez prêter attention, vous réalisez également qu’elle signifie que vous avez encore de l’espoir pour cet avenir. Il y a une possibilité parmi d’autres, et parce que les émotions motivent, elles sont de l’énergie — cette énergie a besoin d’aller quelque part.
L’anxiété est une émotion activatrice. Elle ne provoque pas seulement la lutte ou la fuite, mais elle augmente également l’ocytocine, l’hormone du lien social. On constate qu’en particulier avec des niveaux modérés d’anxiété, pas nécessairement une panique totale, les niveaux d’ocytocine augmentent, ce qui nous incite à rechercher des liens sociaux et du soutien. L’anxiété contient donc presque comme une beauté fractale certaines de ses propres solutions.
DK : Il existe de solides recherches sur la façon dont le fait de considérer l’anxiété comme utile et positive modifie la réaction physique de notre corps. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
TDT : J’aime ce travail sur l’anxiété et le stress, car il réaffirme le pouvoir des histoires que nous racontons sur nos vies émotionnelles. C’est une question de connaissance et de perspective.
Penser aux émotions différemment, ce sera du gâteau ? Il suffirait de changer de perspective, de se ressaisir et d’arrêter de se plaindre ? Ce n’est pas ce que je dis.
Nassim Nicholas Taleb a inventé le terme d’« anti-fragilité » dans son livre, il y a dix ans, et je pense que c’est une notion très utile dans ce contexte. Quelque chose de fragile, c’est comme une tasse en porcelaine. Si vous la laissez tomber, elle se brise en milles morceaux que vous ne pourrez jamais recoller de la même manière. L’anti-fragilité désigne des choses qui tirent profit du désordre, des contraintes ou des défis.
Le système immunitaire est un exemple facile à comprendre : si vous ne le mettez pas au défi avec des germes, des bactéries et des virus, il n’apprendra jamais à produire une réponse immunitaire. Vous seriez le garçon dans la bulle. Les muscles sont pareils : si vous ne les sollicitez pas, ils s’atrophient.
Il en va de même pour nos émotions. Tout porte à croire que ce n’est qu’en s’engageant dans ces sentiments difficiles, en apprenant les techniques nécessaires, en faisant face à la situation, en tombant parfois, mais en sachant que l’on peut se relever, que l’on peut acquérir les compétences qui nous aideront ensuite à faire preuve de résilience face à tous les obstacles que la vie nous réserve..
DK : Nous vivons un moment d’anxiété, avec le COVID-19, le 6 janvier, la suprématie blanche, le changement climatique, etc. Quelles sont les choses que l’on peut faire quand on est anxieux à propos de l’avenir ?
TDT : Le premier principe est que l’anxiété est une information. Écoutez-la.
Le deuxième principe est que l’anxiété n’est pas toujours une information utile. Lâchez prise et concentrez-vous sur le moment présent. Oubliez le futur.
Le troisième principe est le suivant : si vous la laissez partir pour l’instant, mais que vous revenez en arrière et décidez qu’il y a des informations utiles sur le monde, les choses qui vous intéressent, l’avenir ou l’espoir, alors attachez-la à un objectif.
Par exemple, lorsque mon fils était anxieux à l’idée de passer un test de mathématiques, je l’ai aidé à comprendre que cette anxiété révélait son intérêt pour les mathématiques, le travail qu’il avait fourni durant le semestre et sa volonté de bien faire. Le fait qu’il se sentait encore anxieux à ce sujet révélait également qu’il devait peut-être étudier un peu plus, et qu’il y avait un type de question qui le déroutait encore. Il a étudié un peu plus, s’est senti plus confiant et a obtenu de bons résultats à l’examen le lendemain.
DK : Dans quels cas cela fonctionne-t-il, et à quels moments devrions-nous envisager d’autres approches de l’anxiété ? Et qu’en est-il de quelqu’un qui souffre d’anxiété profonde ou d’attaques de panique ?
TDT : C’est le moment idéal pour faire la distinction entre l’anxiété et les troubles anxieux. Il est possible d’avoir une anxiété fréquente et assez forte tous les jours sans pour autant être diagnostiqué comme souffrant d’un trouble anxieux. La différence essentielle est que le trouble est diagnostiqué en présence d’une déficience fonctionnelle, c’est-à-dire lorsque la façon dont nous faisons face à ces sentiments intenses perturbe notre capacité à vivre pleinement et sereinement.
Ainsi, par exemple, je peux ressentir une forte anxiété sociale au quotidien et continuer d’aller travailler, même si je crains que mon collègue ne me juge. Je trouve le moyen de vivre avec.
En revanche, si je commence à éviter le travail parce que je suis socialement anxieux, ou si je suis un enfant et que je ne vais plus à l’école ou que je ne peux plus dormir dans mon propre lit, alors cela nuit à ma vie. Ce que vous travaillez en thérapie, c’est donc ce cycle d’anxiété et d’évitement.
Interview publié dans Neuroscience.com en Septembre 2022
Traduction par Gabriele Eibner