Dans leur livre « Regards croisés sur la psychothérapie », paru aux Enrick B. Edition en 2021, Chantal Masquelier, Gestalt-thérapeute et Edmond Marc, psychanalyste vous emmènent dans la découverte des deux courants. Avec leur autorisation, la rédaction de l’Annuaire Gestalt Thérapie publie des extraits éclairants du chapitre XII. Nous espérons que la lecture de « Le pouvoir thérapeutique de la relation » éveillera votre curiosité et vous donnera envie d’en savoir davantage.
LE POUVOIR THERAPEUTIQUE DE LA RELATION
Il semble possible de dégager une posture commune à l’ensemble de thérapeutes gestaltistes (même s’il existe des nuances entre les différents courants auxquels ils appartiennent). Une telle démarche apparaît beaucoup plus problématique en ce qui concerne les psychanalystes.
Quoi de commun entre l’analyste lacanien, silencieux jusqu’au mutisme et pratiquant des séances courtes et l’analyste kleinien prolixe en interprétations ? Entre le freudien orthodoxe axé sur la sexualité et le complexe d’Œdipe et le disciple de Winnicott explorant les étapes primitives du développement et la construction du Self ? Entre l’analyste classique limitant le contact à l’échange de paroles et l’analyste reichien mêlant communication verbale et travail corporel impliquant le toucher ?
Dans chacune de ces orientations, la posture de l’analyste diffère fortement. D’autant que le cadre lui-même s’est diversifié. À la position traditionnelle de l’analyste assis dans son fauteuil, en retrait du patient allongé sur un divan, s’est ajouté le face à face des psychothérapies d’inspiration psychanalytique (PIP). D’ailleurs la distinction entre cure type avec ses trois séances par semaine et thérapies psychanalytiques s’est estompée. La cure type n’est plus guère pratiquée, sinon dans la formation des psychanalystes.
Il ne paraît donc pas possible aujourd’hui, vue la diversité des courants psychanalytiques, de décrire une posture qui serait celle du psychanalyste. C’est peut-être en comparant les pratiques psychanalytiques à celle des gestalt-thérapeutes que quelques caractéristiques spécifiques peuvent émerger, au moins dans un premier abord.
Nous allons donc repérer les points d’opposition entre posture gestaltiste et attitudes psychanalytiques. Nous soulignerons ensuite les évolutions et les éventuelles convergences entre ces deux positionnements.
Les éléments d’opposition
Pour présenter les oppositions entre pratique psychanalytique et pratique gestaltiste, nous nous appuierons, en partie, sur le tableau différentiel présenté à la fin de l’historique (p.x).
Là où le psychanalyste est centré sur les processus inconscients à l’œuvre dans le psychisme du patient, le thérapeute gestaltiste travaille sur les processus conscients qui adviennent à la frontière-contact entre l’organisme et l’environnement. Le premier cherche à rendre l’inconscient conscient chez l’analysant, alors que le second s’efforce d’élargir l’awareness de son client. L’analyste est donc à l’écoute flottante de l’implicite du discours (lapsus, double-sens, rêves…) alors que le gestaltiste est un observateur attentif de ce qui s’exprime dans le comportement verbal et corporel du sujet. Ce sont donc deux attitudes fortement contrastées.
Quand le gestaltiste observe de façon précise ce qui se passe dans l’« ici et maintenant » de la situation thérapeutique, concentré notamment sur les modes de contact, l’analyste tourne son regard vers le passé, soucieux de reconstruire l’histoire du sujet, son parcours développemental et de retrouver les traumatismes qui ont pu l’affecter ; le présent ne l’intéresse qu’en tant qu’il répète des schémas passés et que la névrose actuelle reflète une névrose infantile qu’il s’agit d’exhumer. Le processus majeur est donc un processus de régression, alors que le gestaltiste privilégie la progression.
L’analyste ne se préoccupe pas d’abord de la réalité mais de l’univers imaginaire et fantasmatique du patient, de ses désirs conscients et surtout inconscients, de ses conflits intrapsychiques. Le thérapeute gestaltiste est centré quant à lui sur la réalité et sur la façon dont le sujet trouve à satisfaire ses besoins dans son contact à son environnement ou échoue à le faire.
L’attitude de retrait de l’analyste, la position allongée du patient à qui l’initiative de la parole est laissée, favorisent la suspension de l’échange social rationnel et le déploiement de l’imaginaire. L’analyste s’efface, comme personne, comme interlocuteur, pour s’offrir comme écran projectif aux mouvements pulsionnels et défensifs de l’analysant. Sa « neutralité bienveillante » tend à exclure toute forme d’influence, d’orientation ou de conseil. À l’inverse, pour le thérapeute gestaltiste, la relation thérapeutique est d’abord une relation interpersonnelle où il se sent engagé au même titre que son client, même si ce n’est pas dans le même statut. C’est dans le champ même de la rencontre intersubjective que s’opère le travail thérapeutique en prise avec la réalité du contact « ici et maintenant ». Le thérapeute ne cherche pas à masquer sa personnalité et ses réactions mais au contraire s’appuie sur elles et sur leur dévoilement pour aider son client à élargir la perception de son mode de contact et de ce qui l’entrave. Il a, de ce fait, une position beaucoup plus active, intervenante et même parfois directive ; le thérapeute propose à son client des « expérimentations » qui vont favoriser chez lui les ajustements créateurs nécessaires pour sortir de ses « impasses ». Ainsi s’inscrit-il dans un véritable échange, dans un dialogue où il aide le client à donner du sens à ce qu’il éprouve et vit, dans une co-construction où il ne se pose pas comme détenteur d’un savoir sur l’autre.
Alors que l’analyste est dans une écoute beaucoup plus silencieuse : il intervient sur un mode interprétatif pour permettre au patient la prise de conscience de ses processus inconscients, moteur du changement ; du côté gestaltiste, c’est plutôt la transformation du comportement qui est le facteur décisif d’évolution.
Enfin, on sait que les analystes confèrent une importance centrale au transfert. Il s’agit de la répétition dans le cadre thérapeutique de processus relationnels ayant leur origine dans le rapport de l’enfant aux figures de son entourage familial, et notamment aux parents. Les attitudes du patient à l’égard de l’analyste sont renvoyées à ce passé infantile qui leur donne sens. Alors que pour le thérapeute gestaltiste, c’est la relation actuelle qui compte et qu’il s’agit de modifier, quand elle pose problème au client, notamment s’il n’arrive pas à nouer des relations pleines et authentiques.
À l’issue de cette confrontation, on voit qu’il est possible de différencier point par point la posture du praticien de la Gestalt-thérapie à celle des psychanalystes.
Mais il convient en même temps de souligner que cette opposition est, pour une part, schématique et superficielle. Et que si des points de divergences existent bien, ils ne sont pas toujours aussi radicaux que la comparaison précédente le laisserait entendre. Nous proposerons une analyse plus approfondie de certaines différences importantes dans les chapitres consacrés au travail des résistances et à la régression thérapeutique.
Une orientation commune : la psychothérapie relationnelle
Ce qui peut rapprocher la psychanalyse et la Gestalt-thérapie, c’est la même attention accordée à la relation (« au commencement est la relation » souligne Buber) : et la même proposition que « c’est la relation qui soigne », comme l’affirme, parmi d’autres, Irvin Yalom qui ajoute : « Il n’existe pas de vérité plus grande en psychothérapie »[1].
Cette affirmation est corroborée par les études d’évaluation des psychothérapies. Elles montrent qu’il n‘y a pas de liens constants entre la méthode utilisée et les résultats obtenus. En revanche, il y a une corrélation forte avec la qualité de la relation, la solidité de l’alliance thérapeutique et l’engagement du patient et du thérapeute. Ces constats devraient nous amener à relativiser les appartenances d’école et les convictions théoriques. Mais les psychothérapeutes y sont très attachés car elles définissent leur identité professionnelle, la « famille » dont chacun se sent faire partie et leur légitimité de praticien (attachement qui entraine souvent une fermeture à ce qui est autre).
Si c’est la relation qui soigne, qu’est-ce qui en assure la qualité ? Il y a aujourd’hui un assez large consensus sur les attitudes relationnelles dégagées par Rogers : l’acceptation inconditionnelle du client, le non-jugement, l’écoute empathique, l’attention positive, bienveillante et chaleureuse, le soutien, l’authenticité et la congruence…
Si la relation soigne, c’est aussi parce que c’est la relation qu’il faut soigner. Car toute souffrance ou perturbation peut être ramenée à un trouble de la relation : relation à soi-même, à autrui ou à l’environnement… C’est d’ailleurs ce qui motive la démarche de la plupart des patients : difficultés familiales, problèmes de couple, relations parentales, rapports au travail, jalousie, envie, rivalité… On pourrait dire avec Sartre que, souvent, « l’enfer, c’est les autres ». Mais l’enfer n’est que la privation du paradis. Et le paradis dont le patient se sent exclu, c’est, fondamentalement, la reconnaissance et l’amour[2].
Puisque le patient souffre dans ses relations, on conçoit que c’est sur la relation et par la relation que peut s’effectuer un changement. La psychothérapie doit permettre au patient de faire l’expérience d’une relation différente où il se sente accepté, reconnu et aimé ; où il puisse prendre conscience de ses besoins et de ses désirs ; surmonter ses peurs et ses angoisses face au lien et au contact ; prendre confiance en lui-même et en autrui ; affirmer ce qu’il est.
La psychanalyse et la Gestalt-thérapie, par des chemins différents, permettent ce type de travail, au travers notamment d’une « expérience émotionnelle corrective » (pour utiliser une notion élaborée par le psychanalyste Franz Alexander).
Certains ont proposé, pour définir cette orientation, de parler de « psychothérapie relationnelle »[3]. Il ne s’agit pas de mettre sur le marché une nouvelle thérapie de plus, mais de montrer l’émergence d’une certaine forme de pratique à l’intérieur même de différentes méthodes (même si elle a été conceptualisée plus spécialement à travers les courants que l’on vient d’évoquer).
Au-delà de la diversité des théories et des écoles, l’orientation relationnelle apparaît comme une tendance de fond qui s’affirme de plus en plus au cœur du champ de la psychothérapie. La psychanalyse actuelle et la Gestalt-thérapie en sont des éléments moteurs, mais n’en ont pas l’exclusivité.
Pour conclure
On a pu constater que les psychanalyses et la Gestalt-thérapie proposent des pratiques nettement différenciées. Mais ces pratiques se sont influencées les unes les autres, ce qui amène certains points de convergence, notamment quant à l’aspect central de la relation dans le travail thérapeutique. Comme le souligne le pédopsychiatre et psychanalyste Daniel Stern : « Il est essentiel de se rappeler que l’élément le plus transformateur et le plus curatif en psychothérapie est l’expérience de la relation thérapeutique, et non l’approche théorique suivie ou les manœuvres techniques employées »[4].
Edmond Marc
[1] Thérapie existentielle. Le psychiatre Irvin Yalom est l’un des représentants actuels du courant de l’analyse existentielle aux États-Unis.
[2] Cf. Jenny Locatelli et Edmond Marc, Un amour qui guérit, Enrick B Éditions, 2018.
[3] Cf. notamment Philippe Grauer et Yves Lefebvre, La psychothérapie relationnelle, et Marcelle Maugin, Manifeste pour une pratique pleinement relationnelle de la psychothérapie, Enrick B Éditions, 2018 et 2019.
[4] Daniel Stern, Les formes de vitalité, Odile Jacob, 2010.